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LA SOIRÉE
AVEC
M. TESTE
DU MEME AUTEUR
INTRODUCTION A LA MÉTHODE
^ DE LÉONARD DE VINCI
LA JEUNE PARQUE
ODES
LA SOIREE AV E C
M. TESTE
PAR
PAUL VALERY
EDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
35 ET 37, RUE MADAME, PARIS. — 1919
IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE DEUX
EXEMPLAIRES SUR PAPIER MITSUI DU JAPON
NUMÉROTÉS I ET II. TROIS EXEMPLAIRES SUR
PAPIER TAPESTRY-STRATHMORE NUMÉROTÉS DE III
A V. CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER WHATMAN
NUMÉROTÉS DE VI A X. DIX EXEMPLAIRES HORS
COMMERCE NUMÉROTÉS DE XI A XX ET 530 EXEM-
PLAIRES SUR VERGÉ D'ARCHES NUMÉROTÉS DE 1 A 530
EXEMPLAIRE N« 457
TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE
TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS.
COPYRIGHT BY GASTON GALLIMARD. 1919.
VIT A CARTESU RES EST SIMPLICISSIMA
M. de Raey à M. Van Limborch.
LA SOIRÉE AVEC M. TESTE A PARU POUR LA PREMIERE FOIS
EN SEPTEMBRE 4896 DANS LE VOLUME II DU "CENTAURE "
ELLE A ÉTÉ REPRODUITE DANS " VERS ET PROSE " QUELQUES
ANNÉES PLUS TARD
« La bêtise n'est pas mon fort. J'ai vu beaucoup
d'individus, j'ai visite quelques nations, j'ai pris ma
part d'entreprises diverses sans les aimer, j'ai mangé
presque tous les jours, j'ai touché à des femmes. Je
revois maintenant quelques centaines de visages, deux
ou trois grands spectacles, et peut-être la substance
de vingt livres. Je n'ai pas retenu le meilleur ni le
pire de ces choses : est resté ce qui l'a pu.
Cette arithmétique m'évite de m'étonner de vieillir.
Je pourrais aussi faire le compte des moments victo-
rieux de mon esprit, et les imaginer unis et soudés,
composant une vie heureuse... Mais je crois m'être
toujours bien jugé. Je me suis rarement perdu de vue;
j^ me suis détesté, je me suis adoré, — puissions
avons vieilli ensemble.
Souvent, j'ai supposé que tout était fini pour moi,
et je me terminais de toutes mes forces, dans le but
d'éclairer quelque situation douloureuse. Gela m'a
fait connaître que nous apprécions notre propre
pensée beaucoup trop d'après Y expression de celle des
autres ! Dès lors, les milliards de mots qui ont bour-
donné à mes oreilles, m'ont rarement ébranlé par ce
qu'on voulait leur faire dire ; et tous ceux que j'ai
moi-même prononcés à autrui, je les ai sentis se
distinguer toujours de ma pensée, — car ils devenaient
invariables. _^,
Si j'avais décidé comme la plupart des hommes,
non seulement je me serais cru leur supérieur, mais
je l'aurais paru. Je me suis préféré. Ce qu'ils nomment
un être supérieur, est un être qui s'est trompé. Pour
s'étonner de lui, il faut le voir, — et pour le voir il
faut qu'il se montre. Et il me montre que la niaise
manie de son nom le possède. Ainsi, chaque grand
homme est taché d'une erreur. Chaque esprit qu'on
trouve puissant, commence par la faute qui le fait
connaître. En échange du pourboire public, il donne
1 1
le temps qu'il faut pour se rendre perceptible, l'énergie
dissipée à se transmettre et à préparer la satisfaction
étrangère. 11 va jusqu'à comparer les jeux informes
de la gloire, à la joie de se sentir unique — grande
volupté particulière.
J'ai rêvé alors que les têtes les plus fortes, les
inventeurs les plus sagaces, les connaisseurs le plus
exactement de la pensée devaient être des inconnus,
des avares, des hommes qui meurent sans avouer.
Leur existence m'était révélée par celle même des
individus éclatants, un peu moins solides.
L'induction était si facile que j'en voyais la forma-
tion à chaque instant. 11 suffisait d'imaginer les grands
hommes ordinaires, purs de leur première erreur, ou
de s'appuyer sur cette erreur même pour concevoir
un degré de conscience plus élevé, un sentiment de la
liberté d'esprit moins grossier. Une opération aussi
simple me livrait des étendues curieuses, comme si
j'étais descendu dans la mer. Perdus dans l'éclat des
i i i
découvertes publiées, mais à côté des inveutions
méconnues que le commerce, la peur, l'ennui, la
misère commettent chaque jour, je croyais distinguer
des chefs-d'œuvre intérieurs. Je m'amusais à éteindre
l'histoire connue sous les annales de l'anonymat.
C'étaient, invisibles dans leurs vies limpides, des
solitaires qui savaient avant tout le monde. Ils me
semblaient doubler, tripler, multiplier dans l'obscu-
rité chaque personne célèbre, — eux, avec le dédain
de livrer leurs chances et leurs résultats particuliers.
Ils auraient refusé, à mon sentiment, de se considérer
comme autre chose que des choses...
Ces idées me venaient pendant l'octobre de 93
dans les instants de loisir, où la pensée se joue seule-
ment à exister.
Je commençais de n'y plus songer, quand je fis la
connaissance de M. Teste. (Je pense maintenant aux
traces qu'un homme laisse dans le petit espace où il
se meut chaque jour.) Avant de me lier avec M. Teste,
i v
j'étais attiré par ses allures particulières. J'ai étudié
ses yeux, ses vêtements, ses moindres paroles sourdes
au garçon du café où je le voyais. Je me demandais
s'il se sentait observé. Je détournais vivement mon
regard du sien, pour surprendre le sien me suivre. Je
prenais les journaux qu'il venait de lire, je recom-
mençais mentalement les sobres gestes qui lui échap-
paient; je notais que personne ne faisait attention à lui.
Je n'avais plus rien de ce genre à apprendre,
lorsque nous entrâmes en relation. Je ne l'ai jamais
vu que la nuit. Une fois dans une sorte de b...; sou-
vent au théâtre. On m'a dit qu'il vivait de médiocres
opérations hebdomadaires à la Bourse. Il prenait ses
repas dans un petit restaurant de la rue Vivienne.
Là, il mangeait comme on se purge, avec le même
entrain. Parfois, il s'accordait ailleurs un repas lent
et fin.
M. Teste avait peut-être quarante ans. Sa parole
était extraordinairement rapide, et sa voix sourde.
Tout s'effaçait en lui, les yeux, les mains. Il avait
pourtant les épaules militaires, et le pas d'une régula-
rite qui étonnait. Quand il parlait, il ne levait jamais
un bras ni un iloigt : il avait tué la marionnette. Il ne
souriait pas, ne disait ni bonjour ni bonsoir ; il sem-
blait ne pas entendre le « Gomment allez-vous ? »
Sa mémoire me donna beaucoup à penser. Les
traits par lesquels j'en pouvais juger, me firent ima-
giner une gymnastique intellectuelle sans exemple.
Ce n'était pas chez lui une faculté excessive, — c'était
une faculté éduquée ou transformée. Voici ses propres
paroles : « Il y a vingt ans que je n'ai plus de livres.
« J'ai brûlé mes papiers aussi. Je rature le vif... Je
« retiens ce que je veux. Mais le difficile n'est pas là.
« // est de retenir ce dont je voudrai demain!,.. J'ai
« cherché un crible machinal. »
'C^-il^Jk
A force d'y penser, j'ai fini par croire que M. Teste
était arrivé à découvrir des lois de l'esprit que nous
ignorons. Sûrement, il avait dû consacrer des années
à cette recherche : plus sûrement, des années encore
et beaucoup d'autres années avaient été disposées
V 1
pour mûrir ses inventions et pour en faire ses ins-
tincts. Trouver n'est rien. Le difficile est de s'ajouter
ce qu'on trouve.
L'art délicat de la durée, le temps, sa distribution
et son régime, — sa dépense à des choses bien choi-
sies, pour les nourrir spécialement, — était une des
grandes recherches de M. Teste. Il veillait à la répé-
tition de certaines idées ; il les arrosait de nombre.
Ceci lui servait à rendre finalement machinale l'appli-
cation de ses études conscientes. Il cherchait même à
résumer ce travail. Il disait souvent : « Maturare!... »
Certainement sa mémoire singulière devait presque
uniquement lui retenir cette partie de nos impres-
sions que notre imagination toute seule est impuis-
sante à construire. Si nous imaginons un voyage en
ballon, nous pouvons avec sagacité, avec puissance,
produire beaucoup de sensations probables d'un aéro-
naute ; mais il restera toujours quelque chose d'indi-
viduel à l'ascension réelle, dont la différence avec
notre rêverie exprime la valeur des méthodes d'un
Edmond Teste.
./
V 1 1
Cet homme avait connu de bonne heure l'impor-
tance de ce qu'on pourrait nommer la plasticité
humaine. Il en avait cherché les limites et le mécanisme.
Combien il avait dû rêver à sa propre malléabilité !
J'entrevoyais des sentiments qui me faisaient
frémir, une terrible obstination dans des expériences
enivrantes. Il était l'être absorbé dans sa variation,
celui qui devient son système, celui qui se livre entier
à la discipline effrayante de l'esprit libre, et qui fait
tuer ses joies par ses joies, la plus faible par la plus
forte, — la plus douce, la temporelle, celle de l'ins-
tant et de l'heure commencée, par la fondamentale, —
par l'espoir de la fondamentale.
Et je sentais qu'il était le maître de sa pensée;
j'écris là cette absurdité. L'expression d'un sentiment
est toujours absurde.
M. Teste n'avait pas d'opinions. Je crois qu'il se
passionnait à son gré, et dans la limite d'un but
défini. Qu'avait-il fait de sa personnalité? Gomment se
voyait-il?... Jamais il ne riait, jamais un air de
malheur sur son visage. Il haïssait la mélancolie.
V i i i
Il parlait, et on se sentait dans son idée, confondu
avec les choses : on se sentait reculé, mêlé aux mai-
sons, aux grandeurs de l'espace, au coloris remué de
la rue, aux coins... Et les paroles le plus adroitement
touchantes, — celles même qui font leur auteur plus
près de nous qu'aucun autre homme, celles qui font
croire que le mur éternel entre les esprits tombe, —
pouvaient venir à lui... Il savait admirablement
qu'elles auraient ému tout autre. Il parlait, et sans
pouvoir préciser les motifs ni l'étendue de la pro-
scription, on constatait qu'un grand nombre de mots
étaient bannis de son discours. Ceux dont il se ser-
\ vait, étaient parfois si curieusement tenus par sa voix
ou éclairés par sa phrase que leur poids était altéré,
leur valeur nouvelle. Parfois, ils perdaient tout leur
sens, ils paraissaient remplir uniquement une place
vide dont le terme destinataire était douteux encore
ou imprévu par la langue. Je l'ai entendu désigner un
objet matériel par un groupe de mots abstraits et de
noms propres.
A ce qu'il disait, il n'y^ avait rien à répondre. II
r
1 X
tuait 1 assentiment poli. On prolongeait les conver-
sations par des bonds qui ne Tétonnaient pas.
Si cet homme avait changé l'objet de ses médi-
tations fermées, s'il eût tourné contre le monde la
puissance régulière de son esprit, rien ne lui eût
résisté. Je regrette d'en parler comme on parle de
ceux dont on fait les statues. Je sais bien qu'entre le
(( génie » et lui, il y a une quantité de faiblesse. Lui,
si véritable ! si neuf ! si pur de toute duperie et de
toutes merveilles, si dur ! Mon propre enthousiasme
me le gâte...
Gomment ne pas en ressentir pour celui qui ne
disait jamais rien de vague? pour celui qui déclarait
avec calme : « Je n'apprécie en toute chose que la
(( facilité ou la difficulté de les connaître, de les
« accomplir. Je mets un soin extrême à mesurer ces
« degrés, et à ne pas m'attacher... Et que m'importe
« ce que je sais foii; bien ? »
Gomment ne pas s'abandonner à un être dont
l'esprit paraissait transformer pour soi seul tout ce
qui est, et qui opérait tout ce qui lui était proposé. Je
devinais cet esprit maniant et mêlant, faisant varier,
mettant en communication, et dans l'étendue du
champ de sa connaissance, pouvant couper et dévier,
éclairer, glacer ceci, chauffer cela, noyer, exhausser,
nommer ce qui manque de nom, oublier ce qu'il a
voulu, endormir ou colorer ceci et cela...
Je simplifie grossièrement des propriétés impéné-
trables. Je n'ose pas dire tout ce que mon objet me
dit. La logique m'arrête.
Mais, en moi-même, toutes les fois que se pose le
problème de Teste, apparaissent de curieuses forma-
tions.
Il y a des jours où je le retrouve très nettement. Il
se représente à mon souvenir, à côté de moi. Je res-
pire la fumée de nos cigares, je l'entends, je me méfie.
Parfois, la lecture d'un journal me fait me heurter à
sa pensée, quand un événement maintenant la justifie.
Et je tente encore quelqu'une de ces expériences illu-
soires qui me délectaient à l'époque de nos soirées, .^^
C'est-à-dire que je me le figure faisant ce que je ne lui
ai pas vu faire. Que devient M. Teste souffrant? —
X 1
Amoureux, comment raisonne-t-il ? — Peut-il être
triste ? — De quoi aurait-il peur ? — Qu'est-ce qui le
ferait trembler? — ... Je cherchais. Je maintenais
entière l'image de l'homme rigoureux, je tâchais de
la faire répondre à mes questions... Elle s'altérait.
Il aime, il souffre, il s'ennuie. Tout le monde
s'imite. Mais, au soupir, au gémissement élémentaire,
je veux qu'il mêle les règles et les figures de tout
son esprit.
Ce soir, il y a précisément deux ans et trois mois
que j'étais avec lui au théâtre, dans une loge prêtée.
J'y ai songé tout aujourd'hui.
Je le revois debout avec la colonne d'or de l'Opéra,
ensemble.
Il ne regardait que la salle. Il aspirait la grande
bouffée brûlante, au bord du trou. Il était rouge.
Une immense fîUe de cuivre nous séparait d'un
groupe murmurant au delà de l'éblouissement. Au
fond de la vapeur, brillait un morceau nu de femme,
doux comme un caillou. Beaucoup d'éventails indé-
pendants vivaient sur le monde sombre et clair,
écumant jusqu'aux feux du haut. Mon regard épelait
mille petites figures, tombait - sur une tête triste,
courait sur des bras, sur les gens, et enfin se brûlait.
Chacun était à sa place, libre d'un petit mouve-
ment. Je goûtais le système de classification, la sim-
plicité presque théorique de l'assemblée, l'ordre
social. J'avais la sensation délicieuse que tout ce qui
respirait dans ce cube, allait suivre ses lois, flamber
de rires par grands cercles, s'émouvoir par plaques,
X i i i
ressentir par masses des choses intimes, — uniques,
— des remuements secrets, s'élever à l'inavouable !
J'errais sur ces étages d'hommes, de ligne en ligne,,
par orbites, avec la fantaisie de joindre idéalement
entre eux, tous ceux ayant la même maladie, ou la
même théorie, ou le même vice... Une musique nous
touchait tous, abondait, puis devenait toute petite.
Elle disparut. M. Teste murmurait : « On n'est
« beau, on n'est extraordinaire que pour les autres !
« Ils sont mangés par les autres !»
Le dernier mot sortit du silence que faisait l'or-
chestre. Teste respira.
Sa face enflammée où soufflaient la chaleur et la
couleur, ses larges épaules, son être noir mordoré
par les lumières, la forme de tout son bloc vêtu, étayé
par la grosse colonne, me reprirent. Il ne perdait pas
un atome de tout ce qui devenait sensible, à chaque
instant dans cette grandeur rouge et or.
Je regardai ce crâne qui faisait connaissance avec
les angles du chapiteau, cette main droite qui se
rafraîchissait aux dorures, et, dans l'ombre de pour-
X 1 V
pre, les grands pieds. Des lointains de la salle, ses
yeux vinrent vers moi ; sa bouche dit : « La discipline
(( n'est pas mauvaise... C'est un petit commence-
(( ment... »
Je ne savais répondre. 11 dit, de sa voix basse et
vite : « Qu'ils .jouissent et obéissent ! »
Il fixa longuement un jeune homme placé en face
de nous, puis une dame, puis tout un groupe dans les
galeries supérieures, — qui débordait du balcon par
cinq ou six visages bridants, — et puis tout le monde,
tout le théâtre, plein comme les cieux, ardent, fasciné
par la scène que nous ne voyions pas. La stupidité de
tous les autres nous révélait qu'il se passait n'importe
quoi de sublime. Nous regardions se mourir le jour
que faisaient toutes les figures dans la salle. Et quand
il fut très bas, quand la lumière ne rayonna plus, il
ne resta que la vaste phosphorescence de ces mille
figures. J'éprouvais que ce crépuscule faisait tous ces
êtres passifs. Leur attention et l'obscurité croissantes
formaient un équilibre continu. J'étais moi-même
attentif forcément, — à toute cette attention.
X V
M. Teste dit : « Le suprême les simplifie. Je parie
« qu'ils pensent tous, de plus en plus, vers la même
(( chose. Ils seront égaux devant la crise ou limite
« commune. Du reste, la loi n'est pas si simple... puis-
« qu'elle me néglige, — et — je suis ici. »
Il ajouta : « L'éclairage les tient. »
Je dis en riant : « Vous aussi ? »
Il répondit : « Vous, aussi. »
« — Quel dramaturge vous feriez ! lui dis-je, vous
(( semblez surveiller quelque expérience créée aux
(( confins de toutes les sciences ! Je voudrais voir un
« théâtre inspiré de vos méditations... »
Il dit : « Personne ne médite. »
L'applaudissement et la lumière complète nous
chassèrent. Nous circulâmes, nous descendîmes. Les
passants semblaient en liberté. M. Teste se plaignit
légèrement de la fraîcheur de la nuit. Il fît allusion à
d'anciennes douleurs.
Nous marchions, et il lui échappait des phrases
presque incohérentes. Malgré mes efforts, je ne sui-
X V i
vais ses paroles qu'à grand'peine, me bornant enfin à
les retenir. L'incohérence d'un discours dépend de
celui qui l'écoute. L'esprit me paraît ainsi fait qu'il ne
peut être incohérent pour lui-même. Aussi me suis-je
gardé de classer Teste parmi les fous. D'ailleurs,
j'apercevais vaguement le lien de ses idées, je n'y
remarquais aucune contradiction ; — et puis, j'aurais
redouté une solution trop simple.
Nous allions dans les rues adoucies par la nuit,
nous tournions à des angles, dans le vide, trouvant
d'instinct notre voie, — plus large, plus étroite, plus
large; son pas militaire se soumettait le mien...
— « Pourtant, répondis-je, comment se soustraire
« à une musique si puissante ! Et pourquoi? J'y trouve
« une ivresse particulière, dois-je la dédaigner? J'y
« trouve l'illusion d'un travail immense, qui, tout à
« coup me deviendrait possible... Elle me donne des
« sensations abstraites, des figures délicieuses de tout
« ce que j'aime, — du changement, du mouvement,
« du mélange, du flux, de la transformation... Nierez-
« vous qu'il y ait des choses anesthésiques ? Des
X V 1 1
4
«^
(( arbres qui saoulent, clés hommes qui donnent de la
(( force, des filles qui paralysent, des ciels qui coupent
« la parole? »
M. Teste reprit assez haut :
— ((Eh ! monsieur ! que m'importe le (( talent » de
vos arbres, — et des autres!... Je suis chez moi, je
parle ma langue, je hais les choses extraordinaires.
C'est le besoin des esprits faibles. Croyez-moi à la
lettre : le génie est facile, la fortune est facile, la divi-
nité est facile. Je veux dire simplement — que je sais
comment cela se conçoit. C'est facile.
(( Autrefois, — il y a bien vingt ans, — toute chose
au-dessus de l'ordinaire accomplie par un autre
homme, m'était une défaite personnelle. Dans le
passé, je ne voyais qu'idées volées à moi ! Quelle
bêtise ! . . . Dire que notre propre image ne nous est
pas indifférente ! Dans les combats imaginaires, nous
la traitons trop bien ou trop mal!... »
11 toussa. 11 se dit : (( Que peut un homme?... Que
peut un homme !... » 11 me dit : (( Vous connaissez un
homme sachant qu'il ne sait ce qu'il dit ! »
X V 1 1 1
Nous étions à sa porte. Il me pria de venir fumer
un cigare chez lui.
Au haut de la maison, nous entrâmes dans un très
petit appartement « garni ». Je ne vis pas un livre.
Rien n'indiquait le travail traditionnel devant une
table, sous une lampe, au milieu de papiers et de
plumes. Dans la chambre verdâtre qui sentait la
menthe, il n'y avait autour de la bougie que le morne
mobilier abstrait, — le lit, la pendule, Farmoire à
glace, deux fauteuils — comme des êtres de raison.
Sur la cheminée, quelques journaux, une douzaine de
cartes de visite couvertes de chiffres, et un flacon
pharmaceutique. Je n'ai jamais eu plus fortement
l'impression du quelconque. C'était le logis quel-
conque, analogue au point quelconque des théorèmes,
— et peut-être aussi utile. Mon hôte existait dans l'in-
térieur le plus général. Je songeai aux heures qu'il
faisait dans ce fauteuil. J'eus peur de l'infinie tristesse
possible dans ce lieu pur et banal. J'ai vécu dans de
x i X
telles chambres, je n'ai jamais pu les croire défini-
tives, sans horreur.
M. Teste parla de l'argent. Je ne sais pas repro-
duire son éloquence spéciale : elle me semblait moins
précise que d'ordinaire. La fatigue, le silence qui se
fortifiait avec l'heure, les cigares amers, l'abandon
nocturne semblaient l'atteindre. J'entends sa voix
baissée et ralentie qui faisait danser la flamme de
l'unique bougie brûlant entre nous, à mesure qu'il
citait de très grands nombres, avec lassitude. Huit
.cent dix millions soixante-quinze mille cinq cent cin-
quante... J'écoutais cette musique inouïe sans suivre le
calcul. Il me communiquait le tremblement de la
Bourse, et les longues suites de noms de nombres me
prenaient comme une poésie. Il rapprochait les événe-
ments, lés phénomènes industriels, le goût public et
les passions, les chiffres encore, les uns des autres. Il
disait : « L'or est comme l'esprit de la société. »
Tout à coup, il se tut. Il souffrit.
J'examinai de nouveau la chambre froide, la nullité
X X
du meuble, pour ne pas le regarder. Il prit sa fiole et
but. Je me levai pour partir.
— <( Restez encore, dit-il, vous ne vous ennuyez pas.
Je vais me mettre au lit. Dans peu d'instants, je
dormirai. Vous prendrez la bougie pour descendre. »
Il se dévêtit tranquillement. Son corps sec se
baigna dans les draps et fît le mort. Ensuite il se
tourna, et s'enfonça davantage dans le lit trop court.
Il me dit en souriant : « Je fais la planche. Je
flotte!... Je sens un roulis imperceptible dessous, —
un mouvement immense? Je dors une heure ou deux
tout au plus, moi qui adore la navigation de la nuit.
Souvent je ne distingue plus ma pensée devant le
sommeil. Je ne sais pas si j'ai dormi. Autrefois, en
m'assoupissant, je pensais à tous ceux qui m'avaient
fait plaisir, figures, choses, minutes. Je les faisais
venir pour que la pensée fût aussi douce que possible,
facile comme le lit... Je suis vieux. Je puis vous mon-
trer que je me sens vieux... Rappelez-vous ! — Quand
on est enfant on se découi^re, on découvre lentement
l'espace de son corps, on exprime la particularité de
XXI
son corps par une série d'efforts, je suppose? On se
tord, et on se trouve ou on se retrouve, et on s'étonne !
on touche son talon, on saisit son pied droit avec sa
main gauche, on obtient le pied froid dans la paume
chaude!... Maintenant, je me sais par cœur. Le cœur
aussi. Bah ! toute la terre est marquée, tous les pavil-
lons couvrent tous les territoires... Reste mon lit.
J'aime ce courant de sommeil et de linge : ce linge
qui se tend et se plisse, ou se froisse, — qui descend
sur moi comme du sable, quand je fais le mort, —
qui se caille autour de moi dans le sommeil... C'est
de la mécanique bien complexe. Dans le sens de la trame
ou de la chaîne, une déformation très petite... Ah! »
Il souffrit.
« Mais qu'avez-vous ? lui dis-je, je puis...
(( J'ai, dit-il,... pas grand'chose. J'ai... un dixième
de seconde qui se montre... Attendez... Il y a de ces
instants où mon corps s'illumine... C'est très curieux.
J'y vois tout à coup en moi... je distingue les profon-
deurs des couches de ma chair ; et je sens des zones
de douleur, des anneaux, des pôles, des aigrettes de
X X 1 1
douleur. Voyez- vous ces figures vives ? cette géométrie
de ma souffrance? Il y a de ces éclairs qui ressem-
blent tout à fait à des idées. Ils font comprendre, —
d'ici, jusque-là... Et pourtant ils me laissent incertain.
Incertain n'est pas le mot... Quand cela va venir, je
trouve en moi quelque chose de confus ou de diffus.
Il se fait dans mon être des endroits... brumeux, il y
a des étendues qui font leur apparition. Alors, je
prends dans ma mémoire une question, un problème
quelconque... Je m'y enfonce. Je compte des grains
de sable... et, tant que je les vois... — Ma douleur
grossissante me force à l'observer. J'y pense ! — je
n'attends que mon cri,... et dès que je l'ai entendu —
Yohjet, le terrible objet., devenant plus petit, et encore
plus petit, se dérobe à ma vue intérieure...
« Que peut un homme ? Je combats tout, — hors la
souffrance de mon corps, au delà d'une certaine gran-
deur. C'est là, pourtant, que je devrais commencer.
Car, souffrir, c'est donner à quelque chose une atten-
tion suprême, et je suis un peu l'homme de l'atten-
tion... Sachez que j'avais prévu la maladie future.
XXI 1 1
J'avais songé avec précision à ce dont tout le monde
est sûr. Je crois que cette vue sur une portion évi-
dente de l'avenir, devrait faire partie de l'éducation.
Oui, j'avais prévu ce qui commence maintenant.
C'était, alors, une idée comme les autres. Ainsi, j'ai
pu la suivre. »
11 devint calme.
11 se plia sur le côté, baissa les yeux ; et, au bout
d'une minute, parlait de nouveau. 11 commençait à se
perdre. Sa voix n'était qu'un murmure dans l'oreiller.
Sa main rougissante dormait déjà.
11 disait encore : « Je pense, et cela ne gêne rien.
Je suis seul. Que la solitude est confortable ! Rien de
doux ne me pèse... La même rêverie ici, que dans la
cabine du navire, la même au café Lambert... Les
bras d'une Berthe, s'ils prennent de l'importance, je
suis volé, — comme par la douleur... Celui qui me
parle, s'il ne prouve pas, — c'est un ennemi. J'aime
x x 1 V
mieux l'éclat du moindre fait qui se produit. Je suis
étant, et me voyant; me voyant me voir, et ainsi de
suite... Pensons de tout près. Bah! on s'endort sur
n'importe quel sujet... Le sommeil continue n'importe
quelle idée »
Il ronflait doucement. Un peu plus doucement, je
pris la bougie, je sortis à pas de loup. »
1896
ACHEVE D'IMPRIMER LE QUINZE
JUIN MIL NEUF CENT DIX-NEUF
SUR LES PRESSES DE JULIEN
GRÉMIEU, 13 ET 15, RUE PIERRE
DUPONT, A SURESNES — SEINE
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